Le chant des étoiles

"Pourquoi ne peux-tu pas entendre les étoiles ?"

C’est la question que posèrent un soir les Bushmen du Kalahari - peuple emblématique d’une grande partie du Sud de l’Afrique - à l’explorateur Sud-Africain Laurens van der Post (1906-1996).

Il rit, croyant à une boutade.

Mais ils ne plaisantaient pas.

Lorsqu’ils comprirent qu’il ne pouvait vraiment pas entendre le chant des étoiles, leur joie se transforma en une douce tristesse.

Pour eux, les étoiles chantaient véritablement.

Le ciel nocturne murmurait une mélodie subtile, un chant secret de l’univers, que seuls ceux encore reliés à la Terre, aux souffles du vivant, savaient entendre.

Ne pas percevoir ce chant, ce n’était pas être sourd.

C’était être coupé.

C’était avoir perdu le lien.

À leurs yeux, la véritable tragédie n’était pas de perdre l’ouïe, mais de perdre l’intimité avec le monde, de ne plus appartenir au chant de l’univers.


Ce que racontent ces nomades du Kalahari — la perte de l’écoute du monde, de la musique des étoiles — doit nous alerter sur une amnésie plus radicale encore que la surdité : celle de notre expérience vécue, de notre ancrage dans le sensible, dans les rythmes du vivant.

Cette amnésie - forcée d’en faire le constat - est au cœur de notre manière d’habiter les institutions modernes — et notamment les organisations. Coupés de la « source gestuelle » de la pensée, anesthésiés par des logiques productivistes, de maîtrise et de contrôle, nous habitons les organisations de manière fragmentée, désincarnée, technicisée.

Or, c’est précisément cette manière d’habiter qui est interrogée ici : que se passerait-il si nous écoutions à nouveau le chant des étoiles ? Autrement dit, si nous réintégrions dans nos pratiques organisationnelles la dimension ressentie de l’expérience ?

Retrouver le chant des étoiles, dans une organisation, ce n’est pas un luxe lascif : c’est une nécessité existentielle et politique.

C’est reconnaître que le sens ne vient pas seulement des objectifs à atteindre, mais de la manière d’être ensemble, de faire corps, d’habiter les gestes professionnels.
C’est reconnaître que l’innovation ne naît pas de l’accumulation de données ou d’outils, mais du surgissement d’une pensée ancrée, reliée, nourrie par l’expérience.
Et cela suppose un acte de résistance, au sens fort : ralentir, desserrer les carcans, réintroduire l’écoute, la respiration, la relation vivante à soi, aux autres et au monde.

Dans cette perspective, le leader n’est plus un maître des procédures ou un gestionnaire d’objectifs : il devient un poète des temps modernes. Non pas un rêveur désincarné, mais celui qui sait capter les signes faibles, entendre les variations d’atmosphère, ajuster le tempo collectif comme on accorde un instrument.
Il n’impose pas sa vision : il la laisse émerger, à partir d’une écoute fine du terrain, des rythmes de l’équipe, des frémissements du monde.

Ce leader poète incarne une autre forme d’autorité, non verticale mais vibratoire, fondée sur sa capacité à habiter le présent avec attention. Il agit moins par pouvoir que par présence, moins par injonction que par inspiration.

Et c’est peut-être cela, le véritable leadership en temps de crise : non pas tenir coûte que coûte, mais réanimer — redonner souffle et sens à ce qui semblait figé.

Peut-être que résister, aujourd’hui, c’est cela : retrouver ce qui, en nous, peut encore entendre le chant des étoiles.

Non pour s’enfermer dans la contemplation, mais pour agir autrement. Pour réorganiser nos manières de faire, de parler, de décider, à partir de la vie même.
Cela ne demande pas tant un effort qu’un relâchement. Un retour. Une écoute.

Ainsi, entendre le chant des étoiles n’est pas un doux rêve d’utopie, mais un impératif pour repenser notre manière d’être au monde et en organisation. Les neurosciences contemporaines, notamment les travaux de Francisco Varela sur la cognition incarnée et l’enaction, nous rappellent que notre esprit n’est pas un simple processeur d’informations, mais un phénomène émergent de notre corps en interaction avec le monde.

C’est par ce retour à l’expérience vécue, à l’écoute fine et à la présence éveillée — cultivée notamment par la méditation de pleine conscience — que nous pouvons restaurer un leadership profondément humain et créatif. Un leadership qui résiste aux injonctions du contrôle et redonne souffle au vivant.

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